Dans un film programmé par Arte en 2011, Maurice Nadeau parle des
auteurs qu'il a publiés, venus vers lui après avoir été
refusés partout ("j'étais un peu la poubelle" dit-il sans acrimonie) : "D'abord le type qui vient te trouver, il n'est rien... Tu le
publies : il est un écrivain, il te regarde autrement... C'est comme si
tu lui avais donné... euh... comme le chevalier qui est oint, il est un
écrivain... Il te regarde autrement, il regarde ailleurs aussi..."
La publication n'est pas seulement vécue comme un avantage
par l'auteur – l'avantage d'être lu, de ne pas avoir écrit pour rien,
et, plus largement, de communiquer avec ses prochains –, mais comme un privilège.
Il se sent adoubé par une autorité supérieure, élevé à un statut qui le
sort de l'espèce commune. A la publication de mon premier bouquin, je
me rappelle avoir eu cette pensée niaise en regardant mes mains : "Ces
mains-là écrivent !" Comme si elles avaient gagné un pouvoir magique –
par la grâce d'un polar écrit en un mois, certes bien troussé et lauréat
d'un petit prix respectable, mais sans aucune chance de passer à la
postérité !
La postérité ! Le mot est lâché ! Le livre survivra à son auteur.
L'auteur sera mort qu'il ban... parlera encore. Un jour, un ami a
prétendu devant moi, avec le plus grand sérieux, qu'il écrivait pour la
postérité. Je suis resté sans voix. Un "vrai écrivain" – vrai ou faux ?
querelle toute scholastique – est au-dessus de la mêlée dans l'espace de
sa vie, et au-dessus du temps. Ce sont là des micro-sentiments, des
"tropismes" comme dirait Nathalie Sarraute, souterrains, à peine
formulables, à peine avouables, mais vivaces dans la tête de l'auteur
comme dans celle du lecteur. En provenance directe de l'idéologie qui
s'est construite au XVIIIème, et surtout au XIXème, quand les
"intellectuels" ont pris la place de Dieu, à la faveur de la révolution
bourgeoise, pour dessiner le sens de la vie.
jeudi 28 novembre 2013
vendredi 22 novembre 2013
Être édité aujourd'hui
Avec un chiffre d’affaires de 700 millions d’euros en 2011, la
littérature représente 26% du marché du livre, ce qui en fait le premier
secteur de l’édition. Tout au moins en poids. Pour la qualité, on
repassera ! L’éditeur moyen court après les profits, pas après les
auteurs. Les grands
gros publient un manuscrit sur 3000 reçus par la poste. Et quand le
« miracle » se produit, il est monté en épingle (on peut même le
goncourtifier, comme ce lourdingue « Art français de la guerre » en 2011)
pour accréditer l’idée que rien n’a changé, que l’éditeur est resté un
« banquier du talent », comme au XIXe siècle. En réalité, le « service des manuscrits » n’est plus qu’un faux-semblant, entretenu a minima, employant pour le premier tri des étudiants payés une misère.
Je ne résiste pas à la tentation de publier la lettre de refus que j'ai reçue des éditions du "Dilettante". Elle en dit long sur le niveau intellectuel (et moral, car c'est vraiment se foutre des auteurs) d'un éditeur reconnu. La fiche de lecture semble rédigée par une gamine de 3ème mauvaise en français, sans style, avec fautes d'accord et impropriétés, et n'ayant rien compris au film ! C'en est comique. Mais surtout honteux. Et attristant. A courir aveuglément après le profit, on perd son âme. Le succès grand public de la gentillette Anna Gavalda a enrichi et détruit le Dilettante.
On a donc autant de chances de dénicher un éditeur par voie postale que de gagner le pactole au loto. Même chez les petits, où s'édite aujourd'hui (chez les meilleurs) la bonne littérature. Car les petits n'ont que de petits moyens, ils publient une dizaine de textes par an et comme ils se font le légitime devoir de suivre leurs auteurs, ils sont vite saturés pour plusieurs années. Ici aussi, ça se joue sur l'entregent, l'éditeur n'attend pas le facteur – d'autant qu'il n'a pas, lui, les moyens d'entretenir un service des manuscrits.
[Cette video est extraite du film de Ruth Zylberman,"Maurice Nadeau, le chemin de la vie" (54 mn), programmé par Arte en 2011. On peut le voir intégralement ici.]
Le dernier des grands découvreurs, Maurice Nadeau, vient de mourir à l’âge de 102 ans. Longue et belle carrière. On lui doit Claude Simon, Thomas Bernhard, Malcolm Lowry, Georges Perec, Varlam Chalamov, Maurice Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Henry Miller, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, J. M.Coetzee etc. Nombre d'entre eux étaient refusés partout.
Je ne résiste pas à la tentation de publier la lettre de refus que j'ai reçue des éditions du "Dilettante". Elle en dit long sur le niveau intellectuel (et moral, car c'est vraiment se foutre des auteurs) d'un éditeur reconnu. La fiche de lecture semble rédigée par une gamine de 3ème mauvaise en français, sans style, avec fautes d'accord et impropriétés, et n'ayant rien compris au film ! C'en est comique. Mais surtout honteux. Et attristant. A courir aveuglément après le profit, on perd son âme. Le succès grand public de la gentillette Anna Gavalda a enrichi et détruit le Dilettante.
On a donc autant de chances de dénicher un éditeur par voie postale que de gagner le pactole au loto. Même chez les petits, où s'édite aujourd'hui (chez les meilleurs) la bonne littérature. Car les petits n'ont que de petits moyens, ils publient une dizaine de textes par an et comme ils se font le légitime devoir de suivre leurs auteurs, ils sont vite saturés pour plusieurs années. Ici aussi, ça se joue sur l'entregent, l'éditeur n'attend pas le facteur – d'autant qu'il n'a pas, lui, les moyens d'entretenir un service des manuscrits.
[Cette video est extraite du film de Ruth Zylberman,"Maurice Nadeau, le chemin de la vie" (54 mn), programmé par Arte en 2011. On peut le voir intégralement ici.]
Le dernier des grands découvreurs, Maurice Nadeau, vient de mourir à l’âge de 102 ans. Longue et belle carrière. On lui doit Claude Simon, Thomas Bernhard, Malcolm Lowry, Georges Perec, Varlam Chalamov, Maurice Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Henry Miller, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, J. M.Coetzee etc. Nombre d'entre eux étaient refusés partout.
mardi 5 novembre 2013
Les "banquiers du talent"
J’ai écrit quelques livres, j’en ai mis
en page comme graphiste, imprimé comme imprimeur, édité comme éditeur,
et j’en ai vendu comme libraire. Depuis le début des années 80, en
vingt-cinq ans, j’ai fait toute la chaîne professionnelle du livre, à
l’exception du maillon diffusion. C’est pendant cette période que
l’édition française s’est gravement dégradée. Fabrice Piault,
rédacteur-en-chef adjoint de Livres Hebdo, a résumé les dommages en une
formule : « L’édition échappe à l’édition », dans un ouvrage au titre
évocateur : "Le Livre : la fin d’un règne".
L’éditeur de « l’ancien régime » était
censé livrer au public une « œuvre de l’esprit », indépendante de la
logique du commerce, c’est à dire « autonome », au sens où l’entend
Pierre Bourdieu, qui considérait « l’autonomie des champs culturels »
comme « l’une des plus hautes réalisations de l’espèce humaine ». Si
l’éditeur consentait à publier des livres commerciaux sans intérêt,
c’était théoriquement dans le but de financer les vrais livres, les
livres indispensables, d’utilité publique, propres à accroître notre
patrimoine culturel.
vendredi 1 novembre 2013
Vive la longue queue !
"The long tail" : cette expression nous vient d'Outre-Atlantique et caractérise le commerce numérique des "biens culturels". La longue queue, telle est sa traduction exacte. Ceux qui l'ont importée ont jugé cette traduction "ambiguë" (osent-ils parler de la queue des comètes et des pianos à queue?) et lui ont préféré la longue traîne, qui évoque, au choix, le filet des chalutiers ou la robe de la mariée.
L'idée
est, pour une part, une version moderne du bouche-à-oreille : le Net
donne à un livre inconnu du grand public le temps et les moyens de se
propager sans marketing et sans publicité, les deux mamelles du "marché
de masse". Le filet qu'il traîne s'alourdit peu à peu, au fil des
commentaires de lecteurs sur les librairies en ligne ou dans les
multiples blogs littéraires, à l'aide des recommandations du genre :
"Ceux qui ont acheté ce livre, on aussi acheté...", ou plus simplement
par contamination, d'ami en ami, via la messagerie électronique. De
plus, ce n'est pas pour rien qu'on appelle le web "la toile". Il est
tissé de réseaux, or un réseau accélère la propagation, et ça communique
de réseau en réseau. Une simple recherche sur Google révèle, si ce
n'est un réseau au sens exact, tout ce qu'il faut pour faire un réseau.
Mais
la circulation de l'information propre à Internet ne suffit pas à
expliquer la longue queue. La délocalisation du marché joue pour
beaucoup. Un local de librairie ne peut contenir qu'un nombre limité de
livres et son rayon de chalandise est de quelques kilomètres. En
théorie, une librairie en ligne peut proposer au monde entier le
catalogue complet de tous les éditeurs connus... et inconnus.
Conséquence directe: un livre n'a pas besoin d'être au hit parade pour
avoir une place dans "l'espace" commercial et le marché est tellement
vaste qu'il a toutes les chances de trouver des lecteurs.
On
objectera qu'une grosse machine comme Amazon n'a aucun intérêt à
s'embarrasser de bouquins qui se vendront à dix exemplaires sur les dix
ans à venir. Erreur ! D'abord, ce n'est guère un embarras, le "stock"
d'une librairie en ligne n'étant que virtuel. Mais surtout, les
statistiques d'Amazon révèlent que la majorité des ouvrages vendus ne
sont pas présents dans les librairies. Comme le dit sans fioritures un
capital-risqueur américain: "C'est dans les plus faibles ventes qu'il y a
le plus d'argent à faire." Patience et longueur de traîne, voilà la
solution. Ce qui est petit est gentil et peut rapporter gros. En matière
de pub, Google fait son beurre avec une myriade de petits annonceurs.
Bien
entendu, ce n'est pas le profit qui m'excite, mais la diversité
culturelle qui se profile à l'horizon. La nouvelle édition pourra
échapper à la tyrannie du plus petit dénominateur commun, indispensable
pour séduire une masse, c'est à dire un gros tas de lecteurs. Il y aura
toujours des Congourt, des Little montés sur talonnettes, des Marc
Levide, des Cacavalda, mais ils ne pomperont plus l'air aux livres
authentiques, qui auront tout le temps de trouver leurs lecteurs.
Vive la longue queue !
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