Dans un film programmé par Arte en 2011, Maurice Nadeau parle des
auteurs qu'il a publiés, venus vers lui après avoir été
refusés partout ("j'étais un peu la poubelle" dit-il sans acrimonie) : "D'abord le type qui vient te trouver, il n'est rien... Tu le
publies : il est un écrivain, il te regarde autrement... C'est comme si
tu lui avais donné... euh... comme le chevalier qui est oint, il est un
écrivain... Il te regarde autrement, il regarde ailleurs aussi..."
La publication n'est pas seulement vécue comme un avantage
par l'auteur – l'avantage d'être lu, de ne pas avoir écrit pour rien,
et, plus largement, de communiquer avec ses prochains –, mais comme un privilège.
Il se sent adoubé par une autorité supérieure, élevé à un statut qui le
sort de l'espèce commune. A la publication de mon premier bouquin, je
me rappelle avoir eu cette pensée niaise en regardant mes mains : "Ces
mains-là écrivent !" Comme si elles avaient gagné un pouvoir magique –
par la grâce d'un polar écrit en un mois, certes bien troussé et lauréat
d'un petit prix respectable, mais sans aucune chance de passer à la
postérité !
La postérité ! Le mot est lâché ! Le livre survivra à son auteur.
L'auteur sera mort qu'il ban... parlera encore. Un jour, un ami a
prétendu devant moi, avec le plus grand sérieux, qu'il écrivait pour la
postérité. Je suis resté sans voix. Un "vrai écrivain" – vrai ou faux ?
querelle toute scholastique – est au-dessus de la mêlée dans l'espace de
sa vie, et au-dessus du temps. Ce sont là des micro-sentiments, des
"tropismes" comme dirait Nathalie Sarraute, souterrains, à peine
formulables, à peine avouables, mais vivaces dans la tête de l'auteur
comme dans celle du lecteur. En provenance directe de l'idéologie qui
s'est construite au XVIIIème, et surtout au XIXème, quand les
"intellectuels" ont pris la place de Dieu, à la faveur de la révolution
bourgeoise, pour dessiner le sens de la vie.