"The long tail" : cette expression nous vient d'Outre-Atlantique et caractérise le commerce numérique des "biens culturels". La longue queue, telle est sa traduction exacte. Ceux qui l'ont importée ont jugé cette traduction "ambiguë" (osent-ils parler de la queue des comètes et des pianos à queue?) et lui ont préféré la longue traîne, qui évoque, au choix, le filet des chalutiers ou la robe de la mariée.
L'idée
est, pour une part, une version moderne du bouche-à-oreille : le Net
donne à un livre inconnu du grand public le temps et les moyens de se
propager sans marketing et sans publicité, les deux mamelles du "marché
de masse". Le filet qu'il traîne s'alourdit peu à peu, au fil des
commentaires de lecteurs sur les librairies en ligne ou dans les
multiples blogs littéraires, à l'aide des recommandations du genre :
"Ceux qui ont acheté ce livre, on aussi acheté...", ou plus simplement
par contamination, d'ami en ami, via la messagerie électronique. De
plus, ce n'est pas pour rien qu'on appelle le web "la toile". Il est
tissé de réseaux, or un réseau accélère la propagation, et ça communique
de réseau en réseau. Une simple recherche sur Google révèle, si ce
n'est un réseau au sens exact, tout ce qu'il faut pour faire un réseau.
Mais
la circulation de l'information propre à Internet ne suffit pas à
expliquer la longue queue. La délocalisation du marché joue pour
beaucoup. Un local de librairie ne peut contenir qu'un nombre limité de
livres et son rayon de chalandise est de quelques kilomètres. En
théorie, une librairie en ligne peut proposer au monde entier le
catalogue complet de tous les éditeurs connus... et inconnus.
Conséquence directe: un livre n'a pas besoin d'être au hit parade pour
avoir une place dans "l'espace" commercial et le marché est tellement
vaste qu'il a toutes les chances de trouver des lecteurs.
On
objectera qu'une grosse machine comme Amazon n'a aucun intérêt à
s'embarrasser de bouquins qui se vendront à dix exemplaires sur les dix
ans à venir. Erreur ! D'abord, ce n'est guère un embarras, le "stock"
d'une librairie en ligne n'étant que virtuel. Mais surtout, les
statistiques d'Amazon révèlent que la majorité des ouvrages vendus ne
sont pas présents dans les librairies. Comme le dit sans fioritures un
capital-risqueur américain: "C'est dans les plus faibles ventes qu'il y a
le plus d'argent à faire." Patience et longueur de traîne, voilà la
solution. Ce qui est petit est gentil et peut rapporter gros. En matière
de pub, Google fait son beurre avec une myriade de petits annonceurs.
Bien
entendu, ce n'est pas le profit qui m'excite, mais la diversité
culturelle qui se profile à l'horizon. La nouvelle édition pourra
échapper à la tyrannie du plus petit dénominateur commun, indispensable
pour séduire une masse, c'est à dire un gros tas de lecteurs. Il y aura
toujours des Congourt, des Little montés sur talonnettes, des Marc
Levide, des Cacavalda, mais ils ne pomperont plus l'air aux livres
authentiques, qui auront tout le temps de trouver leurs lecteurs.
Vive la longue queue !