C'est la fin des éditeurs. Devenus de simples marchands, ils n'ont plus notre confiance et la technologie nous en dispense. Ce tableau de Tiepolo fils invite à leur tourner le dos. Grouillot de son célèbre père pendant des années pour brosser des tableaux académiques sans âme, Giandomenico Tiepolo a pris sa mesure après la mort du père, osant des fresques "impubliables" à son époque. A l'imposteur succèda un vrai artiste.

samedi 12 mars 2016

Une machine pour imprimer des livres à la carte 




















La librairie des éditions PUF, qui ouvre ce samedi 12 mars, est dotée d'un robot qui imprime les ouvrages à la demande et en quelques minutes. Une première en Europe.


C'est peut-être la librairie de demain: on choisit un livre sur un écran qui vous en propose des milliers, on appuie sur une touche et on obtient en cinq minutes le livre fraîchement imprimé.

Les PUF et un autre éditeur, La Martinière, ont présenté à des centaines de curieux deux modèles différents de la «Espresso Book Machine» au Salon du Livre de Paris. Le résultat est étonnant: l'exemplaire fraîchement imprimé est quasiment identique à un livre issu d'une imprimerie traditionnelle.

Aux Etats-Unis, l'Espresso Book Machine est déjà en action dans quelques universités et dans certaines librairies, comme la McNally Jackson dans le sud de Manhattan à New York. La machine présentée par les PUF a été créée par l'entreprise américaine Xérox il y a dix ans et elle est exploitée en France par le programme Irénéo. Le modèle de La Martinière, plus petit, a été lui mis au point par le japonais Ricoh et il est exploité par la société française Orséry.


La revanche du papier

La machine promet de réduire considérablement les coûts liés au transport et au stockage des ouvrages, mais son coût d'acquisition (80.000 euros) semble dissuasif pour les libraires.
«Nous leur proposons de les louer pour 250 euros par mois», fait valoir le président d'Orséry, Christian Vié. «Ils encaisseraient en retour 33% du prix de vente du livre», une marge légèrement supérieure à celle des livres imprimés traditionnellement, ajoute-t-il.

Autre obstacle: la taille de la machine. «Nous devons expliquer aux libraires qu'ils auront deux tables d'exposition en moins mais un catalogue bien plus fourni en plus», dit Christian Vié. Pour ceux qui trouveront de toute façon ces machines trop chères ou trop encombrantes, les PUF pensent que la solution pourrait passer par la mise en place d'un réseau permettant aux libraires d'être livrés en quelques heures sans avoir l'Espresso Book Machine dans leurs locaux.

«Nous avons des milliers de titres dont la demande est trop basse pour qu'ils soient rentables avec le modèle d'impression traditionnel», note Frédéric Mériot. En outre, «aujourd'hui, un client qui ne trouve pas un livre en librairie se tourne vers Amazon», relève Christian Vié. «Cette machine permettra aux libraires de retenir ces clients-là».

Mais au-delà de l'intérêt des lecteurs et des libraires, le succès de cette machine dépendra de l'accueil que lui réserveront les maisons d'édition. «Le plus important, c'est le catalogue», dit Christian Vié. «Plus on aura de maisons d'édition, plus les librairies seront intéressées», estime le président d'Orséry.

«Nous pensions que le numérique tuerait le livre imprimé, mais cela n'a pas été le cas», souligne Frédéric Mériot. Pour lui, «il se peut même que le livre traditionnel ait maintenant une seconde vie». «Nous assistons sans doute, dit-il, à la revanche du papier sur le numérique».


D'après Jean-Christophe Catalon, AFP, 11/03/2016

samedi 3 octobre 2015

Les "indés" s'organisent


Pour la première fois cette année, en écho à la rentrée littéraire orchestrée par les éditeurs, 40 auteurs autoédités se réunissent pour s’offrir une visibilité inédite pendant tout le mois d’octobre et toucher de nouveaux lecteurs. Épaulés par Iggybook.com (la plateforme des auteurs indépendants), Actualitte.com (le magazine des univers du livre) et Babelio.com (la première communauté de lecteurs francophones), ils lancent LA RENTRÉE DES INDÉS 2015.

jeudi 1 octobre 2015

Une promesse n'engage que ceux qui l'écoutent...


"J'ai demandé au gouvernement de déposer un amendement au projet de loi de finance pour que l'Etat soutienne financièrement les villes qui ouvriront les bibliothèques le dimanche", a déclaré le chef de l'Etat, ajoutant que "La lecture est un formidable moyen d'émancipation, de partage, d'évasion. Cette chance-là ne doit pas être un privilège".


Un livre, ça sert à quoi au juste ?


Grande nouvelle, la FNAC va racheter Darty !

Elle est loin la petite FNAC de Max Théret et André Essel qui, il y a cinquante ans, prétendait mettre les produits culturels à la portée de tous. Pour moi, qui ne suis plus tout jeune, la FNAC a longtemps été auréolée par cette image initiale de gauche, de "culture pour tous". J'avais ma carte d'adhérent, chaque année renouvelée (automatiquement, jusqu'à ce que je dise : ça suffit !)

La boutique de livres s'était ouverte, très tôt, à la culture musicale, ce qui n'avait rien de choquant. Aujourd'hui, la FNAC "agitateur culturel" mélange aux livres et aux disques des aspirateurs, des frigos, des gazinières, des lave-linge, des machines à laver la vaisselle, des grille-pain. Où s'arrête la "culture" au juste ?

De mon temps... Merde ! Je suis vieux... Les jeunes vont acheter leur frigo à la FNAC sans se poser de questions – et sans s'intéresser au rayon "Livres" qui est tout au fond, derrière les machines à laver.

Les conglomérats qu'on montre du doigt, marchands d'armes vendant des livres, comme Lagardère-Hachette, vont de pair aujourd'hui avec des marchands de livres qui vendent tout et n'importe quoi – pourvu qu'on ait l'ivresse des "marges bénéficiaires".

"L'aventure humaine de l'édition française"

Éditions La Fabrique, 432 p. 15 €
Un article de Nicolas Devers-Dreyfus, dans L'Humanité du 17 septembre 2015.

De la tablette d’argile au livre numérique, l’écriture a bouleversé l’humanité. Mais ce n’est qu’au XVIIIe  siècle qu’émerge réellement un métier nouveau : celui d’éditeur. Somme d’érudition aux informations rigoureuses, Jean-Yves Mollier réussit avec ce nouvel opus, confié à un éditeur engagé, le pari d’un ouvrage vivant qui ordonne et donne sens à l’histoire de l’édition française. 

D’abord l’écriture, instrument d’aliénation comme l’a montré Pierre Bergougnioux, car liée à la première division du travail, comptage des biens par les scribes sumériens, puis des récits dont les héros sont les propriétaires des moyens de production, des esclaves, de la terre. Mais aussi l’écriture, matrice de la raison, avancée majeure de civilisation, permettant la transmission des savoirs complexes, la scolarisation.

Succédant aux tablettes et aux volumen, rouleaux de papyrus, vient le codex, le livre de parchemin puis de papier, copié puis imprimé. À Lyon, à Paris, tels les célèbres Plantin d’Anvers et les Vénitiens, les métiers d’imprimeur, d’éditeur et de libraire se confondent. Une constance : le risque et la censure, d’Étienne Dolet brûlé vif place Maubert, en 1546, à l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo.

La spécificité de l’éditeur moderne ne s’affirme qu’à l’époque des Lumières : travail sur les textes, réalisation, diffusion. Ainsi le labeur obstiné de Panckoucke, éditeur des 28 volumes de l’Encyclopédie de Diderot. À un prix correspondant à 6 000 € d’aujourd’hui, 4 200 souscripteurs acquièrent la collection, sans compter le tirage des éditions pirates. Des problématiques très actuelles du droit d’auteur, moral et matériel, à l’explosion de la lecture au XIXe siècle et des grandes dynasties de l’édition française, de l’édition scolaire au récent dynamisme des éditions de jeunesse, de l’aventure du livre de poche aux premiers pas du numérique, Jean-Yves Mollier dresse le tableau d’une autre histoire de l’édition française, dont on découvre certaines des péripéties qui ont tout du polar. On recommande la lecture des pages consacrées aux compromissions sous l’occupation, ainsi qu’à la façon dont la Librairie Hachette et ses messageries opèrent leur rétablissement avec la loi Bichet dans les années qui suivirent.

À la concentration capitalistique, donnant à l’édition le visage d’un « oligopole à franges », succède désormais la prédation des géants du Net, et s’ouvre un nouveau chapitre tout aussi imprévisible que les précédents. Mais la vocation du « passeur » d’imaginaire et de savoirs demeure.

Nicolas Devers-Dreyfus



Une autre histoire de l'édition française

Sur Mediapart, une interview de Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste d’histoire du livre et de l’édition, qui vient de publier Une autre histoire de l’édition française, aux éditions La Fabrique.

vendredi 10 avril 2015

Un expresso, s'il vous plaît !

Sans sucre ou avec sucre? Avec encre, papier et couverture en couleur... C'est une grosse machine à café, mais elle est capable de vous fabriquer un livre de 200 pages le temps... de boire un expresso sans sucre ou avec sucre! Elle s'appelle Espresso Book Machine (EBM), fabrication Xerox. Elle a été présentée cette année au Salon du Livre de Paris, par les Presses Universitaires de France.

Imaginez-la dans votre librairie. Bonjour, Monsieur le libraire, je voudrais l'édition originale des "Misérables", s'il vous plaît. Pas de problème, vous quittez la librairie cinq minutes plus tard avec l'ouvrage sous le bras – un clone de la vraie édition originale. Vous pouvez aussi apporter les mémoires de votre grand-mère sur une clé USB et en commander pour toute la famille.

La machine coûtant 70.000 €, c'est encore un scénario de fiction, et la question des droits de reproduction n'est pas prête d'être réglée (surtout en France, où les éditeurs commencent à peine à s'intéresser à l'ebook). Il n'y a qu'une soixantaine d'EBM au monde, principalement dans les bibliothèques universitaires anglo-saxonnes.

Mais la "révolution numérique" n'a pas fini de nous surprendre. Pourquoi pas, un jour, l'EBM pour tous, à côté de l'imprimante classique? En tout cas, le prix de la machine baissera énormément avec (et pour) l'extension du marché et risque d'être assez vite à la portée d'une librairie importante.
Nous vivons une belle et fascinante époque décadente!

jeudi 2 avril 2015

Si vous voulez éditer le livre du "siècle"...













Connaissez-vous le cercle appelé « Le Siècle »? Non, bien sûr, vous ne faites pas partie du gratin politique, économique et médiatique. qui se rassemble pour un dîner, le quatrième mercredi de chaque mois, depuis cinquante ans. Serge July, David Pujadas, Arlette Chabot, Michel Field, Christine Ockrent, Laurent Joffrin, PPDA, Franz-Olivier Giesbert, etc. y côtoient Guillaume Pépy, Alain Minc, Jean-Claude Trichet, Ernest-Antoine Seillière, Arnaud Lagardère, Nicole Notat (oui, oui, la syndicaliste!), Maurice Levy (Publicis), Jack Lang, etc. etc.

C’est le moment, pour les neuneus, de sortir le carnet d’autographes ou, pour les plus conscients, de lancer une bombe. Ils sont tous là, de tout bord, pour papoter, pour mieux se connaître, n’est-ce pas… Les journalistes peuvent bien prétendre qu’ils ne font que leur métier, qui est de récolter des informations, mais il y a une règle implicite, dans ce cercle : rien de ce qui se dit (et se trame) ne doit sortir d’ici !
Le « marché » du journalisme – l’expression est de Serge Halimi, dans son livre "Les nouveaux chiens de garde" – est trusté par une poignée de journalistes vedettes qui font allégeance, grenouillent dans tous les bénitiers, mangent (royalement) à tous les râteliers, avec des salaires  vingt fois supérieurs au SMIC – sans compter les « ménages », terme qui désigne, dans le jargon du milieu, leurs prestations publicitaires (pourtant contraires à la déontologie). Constat marxiste de base : ils n’ont pas intérêt à ce que ça change. Ils ont même intérêt à défendre ceux qui remplissent leur gamelle. Chiens de garde ! Si vous voulez éditer le livre du "siècle", il vous faudra accéder à ce chenil de luxe (cravate exigée, jean interdit)…

PS (Post Scriptum s'entend!). Pour en savoir plus sur cette mafia en costume trois pièces, lire l'article du Figaro "Enquête sur les cercles et les lieux de pouvoir" et surtout "Les nouveaux chiens de garde", livre et film.

dimanche 29 mars 2015

Il était une fois La Hune...

La librairie La Hune, emblème de la librairie parisienne, fermera ses portes en juin 2015. Elle était morte une première fois au 170, boulevard Saint-Germain, pour renaître quatre ans plus tard, en 2012, à quelques centaines de mètres, rue de l'Abbaye. Le propriétaire n'est autre qu'Antoine Gallimard, qui se présente volontiers comme le défenseur du secteur de la librairie (il a "sauvé" en 2013 le Hall du Livre de Nancy). Mais La Hune perdait trop d'argent (-35% de CA) et depuis le rachat de Flammarion par Gallimard, son pdg – qui pourfendait hier les concentrations dans le secteur du livre – s'est mis au mauvais goût du jour: business is business. Il cède les 250 m2 du local au fonds de retraite Erafp pour 20 millions d'euros.

Selon le recensement des commerces parisiens réalisé en mars-avril 2014 à l’initiative de la Ville de Paris, de la chambre de commerce et d’industrie de Paris et de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), la capitale compte 756 librairies dont seulement 15 ont une superficie de plus de 300 m2. C’est 83 magasins de moins qu’en 2011, date de la dernière enquête, et 296 de moins qu'en 2000. Consolons-nous (provisoirement): il en reste 32 à New York.

vendredi 6 mars 2015

Détournement

Pour vivre ici

Je fis un livre, l'azur m'ayant abandonné,
Un livre pour être son ami,
Un livre pour m'introduire dans la nuit d'hiver,
Un livre pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m'avait donné:
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des phrases crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur;
J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée,
Comme un mort je n'avais qu'un unique élément.

Détournement de Paul Eluard (Le livre ouvert, 1940), le mot « feu » étant remplacé par le mot « livre », et « flammes » par « phrases ».

jeudi 16 janvier 2014

La sagesse de Flaubert

Voici ce que Flaubert disait à son copain Maxime Du Camp, en 1852, c'est à dire en pleine écriture de Madame Bovary: "Etre connu n'est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D'ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s'en tenir? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l'on meurt presque toujours dans l'incertitude de son propre nom, à moins d'être un sot. Donc l'illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l'obscurité. Je vise à mieux, à me plaire.

Le succès me paraît être un résultat, non un but. Or, j'y marche, vers ce but, et depuis longtemps, il me semble, sans broncher d'une semelle, ni m'arrêter au cours de la route pour faire la cour aux dames ou dormir sur l'herbette. [...] Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mûre. J'ai en tête une manière d'écrire et gentillesse de langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai avoir cueilli l'abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu'on batte des mains s'il est bon? D'ici là, je ne veux pas flouer le public. Voilà tout. [...]

Il se peut faire qu'il y ait des occasions propices en matières commerciales, des veines d'achat pour telle ou telle denrée, un goût passager des chalands qui fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes. Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces choses se dépêchent donc d'établir leurs usines, je le comprends. Mais si votre œuvre d'art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans ? ou après vous, qu'importe!"

Et il écrit à George Sand, vingt ans plus tard : "La recherche d'un honneur quelconque me semble un acte de modestie incompréhensible!" !!!

Relire Bourdieu

"La mesure du taux d'audience est devenue le jugement dernier du journaliste: jusque dans les lieux les plus autonomes du journalisme, à part peut-être Le Canard enchaîné, Le Monde diplomatique, et quelques petites revues d'avant-garde animées par des gens généreux et "irresponsables", l'audimat est actuellement dans tous les cerveaux. Il y a aujourd'hui une "mentalité audimat" dans les salles de rédaction, dans les maisons d'édition, etc. Partout, on pense en termes de succès commercial.

Il y a simplement une trentaine d'années, et ça depuis le milieu du XIXème siècle, depuis Baudelaire, Flaubert etc., dans le milieu des écrivains d'avant-garde, des écrivains pour écrivains, reconnus par les écrivains, ou, de même, parmi les artistes reconnus par les artistes, le succès commercial immédiat était suspect: on y voyait un signe de compromission avec le siècle, l'argent... Alors qu'aujourd'hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimation. On le voit bien avec cette autre institution récente qu'est la liste des best-sellers. [...]

A travers l'audimat, c'est la logique du commercial qui s'impose aux productions culturelles. Or, il est important de savoir que, historiquement, toutes les productions culturelles que je considère – et je ne suis pas le seul, j'espère –, qu'un certain nombre de gens considèrent comme les productions les plus hautes de l'humanité, les mathématiques, la poésie, la littérature, la philosophie, toutes ces choses ont été produites contre l'équivalent de l'audimat, contre la logique du commerce. Voir se réintroduire cette mentalité audimat jusque chez les éditeurs d'avant-garde, jusque dans les institutions savantes, qui se mettent à faire du marketing, c'est très inquiétant parce que cela risque de mettre en question les conditions mêmes de la production d'œuvres qui peuvent paraître ésotériques, parce qu'elles ne vont pas au devant des attentes de leur public, mais qui, à terme, sont capables de créer leur public."

Extrait de "Sur la télévision", p.28.

La presse ne fait plus le poids

La presse est de moins en moins vendeuse. D'après une enquête de la société Bain and Company, révélée au dernier forum d’Avignon, “mini-Davos de la culture”, les réseaux sociaux sont les premiers prescripteurs de musique. Sur 6000 personnes, 38% leur font confiance, contre 33% à la critique professionnelle, le pourcentage restant suivant les suggestions personnalisées des plates-formes numériques. Ce sera bientôt vrai pour la prescription littéraire.

Le fait s'explique par la désaffection pour les journaux (les jeunes n'en lisent pratiquement plus) mais aussi par la déchéance du monde journalistique. Cf le livre de Serge Halimi, "Les nouveaux chiens de garde" — devenu un best seller sans passer, en refusant de passer à la télé! — dont voici la conclusion:
« Parlant des journalistes de son pays, un syndicaliste américain a observé: "Il y a vingt ans, ils déjeunaient avec nous dans des cafés. Aujourd'hui, ils dînent avec des industriels." En ne rencontrant que des "décideurs", en se dévoyant dans une société de cour et d'argent, en se transformant en machine à propagande de la pensée de marché, le journalisme s'est enfermé dans une classe et dans une caste. Il a perdu des lecteurs et son crédit. Il a précipité l'appauvrissement du débat public. Cette situation est le propre d'un système: les codes de déontologie n'y changeront pas grand-chose. Mais, face à ce que Paul Nizan appelait "les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise", la lucidité est une forme de résistance»
Même si on les lit (pour ma part, je n'y consens que dans le TGV, sur du temps perdu), comment voulez-vous leur prêter intérêt, en sachant qu'ils sont à la botte des pouvoirs politiques et financiers? Eux-mêmes ne se prennent pas au sérieux: nombre de "critiques" se bornent à délayer le prière d'insérer envoyé par l'éditeur. A force de ramper, ils finissent par ne plus savoir se tenir debout.
Ces considérations désobligeantes visent, comme le dit Serge Halimi, un "système". Dieu merci, il y a des journalistes qui gardent, autant que faire se peut, la tête haute. Certains participent même à un observatoire des medias,  acrimed.org, dans le souci d'une "critique indépendante, radicale et intransigeante". Mais, forcément, ils n'ont qu'un tout petit pignon sur rue.

Être un écrivain con nu...

Le succès est quantifiable : à 100.000 exemplaires, il ne fait pas de doute, et une vente à 10.000 est de bon augure pour un auteur hier inconnu du grand public. Les revenus sont en conséquence : dans le premier cas, je frôle la taxation sur la grande fortune; dans le second, j'ai gagné chichement mon année. Mais la plupart des écrivains sont plus intéressés par la notoriété que par le fric.
Etre connu d'une infinité de gens que je ne connais pas est extrêmement troublant et, il faut bien le dire, agréable. On gagne en "surface", selon l'expression consacrée, qui, toute commerciale qu'elle soit, traduit assez bien cette impression d'augmenter sa vie en extension. On existe au-delà de soi-même, porté par une foule bienveillante. C'est peau de balle, ça ne tient pas à l'analyse, mais c'est rassurant. On se rassure comme on peut, tel ce personnage de Calvino qui a truffé sa maison de hauts-parleurs et embauché des gens pour prononcer son nom 24 heures sur 24.
Tout le monde rêve de célébrité à un moment de sa vie. L'enfant se projette en fils de roi dans le "roman familial" établi par Freud (et où Marthe Robert voit l'origine du roman littéraire). L'adolescent "se voit déjà" vedette de la chanson ou footballeur international. Hors du lot, au-dessus du lot. Les Star Académie et autres Loft Story jouent là-dessus. Ça concerne surtout les jeunes. On en "rabat" en vieillissant, à mesure que la vie se rétrécit.
L'écrivain, lui, ne cesse de courir après une forme de gloire. A chaque nouveau livre, il se dit que c'est peut-être le bon, celui qui va enfin "le faire décoller", "le faire connaître", comme si les précédents comptaient pour du beurre sous prétexte d'une vente insuffisante. Etrange, non ? 1000 bouquins vendus, c'est quelque 3000 lecteurs, ce n'est pas rien, ça fait un joli halo autour de ma petite vie. L'écrivain serait-il un éternel adolescent? Se bercerait-il indéfiniment de rêves de midinette? Non. S'il y a quelqu'un qui réfléchit sur l'existence et en affronte les questions sans fond, c'est bien l'écrivain (du moins le bon écrivain, car il y a des écrivassiers !) Je ne peux pas le soupçonner d'une telle faiblesse d'esprit.
L'explication me semble résider dans le statut de l'auteur, qui s'est formé au siècle romantique. L'auteur s'est perché au-dessus du lot, habité par l'inspiration, jouissant d'un état de grâce, qui est un don des dieux. En termes moins emphatiques: il a un talent qui le distingue. Le talent ne fait pas tout, il faut du travail, de la patience etc., mais il ne se décrète pas, on l'a ou on ne l'a pas, et il fonde la qualité d'écrivain. Sans talent, à force de besogne ou grâce à son entregent, on pourra peut-être publier, mais on ne sera jamais un vrai écrivain. De plus, l'auteur est uncréateur, il fait advenir des choses radicalement nouvelles, qui ne ressemblent qu'à lui-même, qu'il ne doit donc qu'à lui-même. A la sortie des Fleurs du mal, Flaubert écrit à Baudelaire pour le féliciter: "Vous ne ressemblez à personne, ce qui est la première de toutes les qualités." Flaubert est précisément le parangon de l'auteur romantique, "premier Adam d'une espèce nouvelle : celle de l'homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr", a dit de lui Borgès.
Telle est l'image qui colle à l'écrivain. C'est un être à part, entièrement consacré à son art, avec une responsabilité écrasante : il est chargé de la littérature de son temps ! Aussi est-il souvent présenté par les éditeurs et les journalistes avec une emphase ridicule :
– "l'un des plus grands écrivains français vivants";
– "un auteur qui a complètement renouvelé le genre";
– "l'une des figures les plus déroutantes du roman français";
– "à coup sûr ce roman deviendra un grand classique"
– "un écrivain au premier rang des lettres françaises"
– "le roman français devra désormais compter avec cet auteur".
Je ne résiste pas à l'envie de citer le charabia de Pietro Citati parlant de Gesualdo Bufalino :"Pour lui, seul existe le livre. Le Ciel et la Terre n'ont été créées, l'homme n'est sorti de la glaise que pour qu'un livre parle d'eux. Le livre est l'objet suprême qui réunit en lui toute la vie réelle, et la vie rêvée etc."
Et "y a pas à tortiller", comme disait mon père, pour être reconnu (et du coup se reconnaître soi-même), il faut jouer le jeu, et ça ne va pas sans une certaine "surface" ou "visibilité", donc un chiffre de ventes respectable, 10.000 au minimum, à condition de faire mieux la prochaine fois. Dans ce cas de figure, l'éditeur, qui est censé faire couple avec l'auteur, et qui est apparu à la même époque, début XIXème – l'éditeur vous donnera du "cher auteur".
Il suffit de tourner le dos à cette comédie. La décision est difficile à prendre, mais après, ça se fait tout seul et on s'en réjouit. C'est comme d'arrêter de fumer. Le précieux petit bouquin de Georges Picard, "Tout le monde devrait écrire", nous y aidera. Finie la navigation dans les hautes sphères, on retrouve la terre ferme, le plancher des vaches, l'odeur des vaches et le craquement du plancher. Pas besoin d'être spécialement intelligent ou de faire mine : on peut être con, c'est même une garantie, de mettre le raisonnement de côté, et on y va sans a priori et sans garde-fou, effrontément, tout nu. Con-nu. Il en sortira de temps en temps un truc qui palpite, qui scintille et qui fait un drôle d'effet. ce sera de la littérature. Quitte à passer pour un radoteur, je vous ressers la citation de Georges Picard : «Aujourd’hui, la littérature est entrée en résistance contre un ennemi qui n’a pas de visage, qui n’a que l’identité vague et grise de l’indifférence. Cela ne doit pas décourager la passion d’écriture, au contraire. C’est justement parce qu’il n’y a rien à attendre du médiatique et du social en général, qu’écrire ressemble de mieux en mieux à une vocation désintéressée. »

Dessine-moi un ciel

Comment expliquer que la littérature française se soit appauvrie à ce point (avec tout de même de brillantes exceptions: des Michel Rio, des Philippe Jacottet)? Après la disparition de Barthes, Foucault, Deleuze, Bourdieu etc., n'est-ce pas à mettre en parallèle avec le déclin des "intellectuels" ?
Notre société n'est plus pensable parce que penser, c'est peser, comparer, évaluer, projeter. C'est l'obstacle qui déclenche la pensée, le besoin de le contourner. Penser, c'est s'emparer du monde pour le soumettre à la question, avec l'espoir qu'il puisse être transformé. Or, aujourd'hui, il nous est présenté et finit par nous apparaître comme une fatalité, comme le résultat de déterminismes incontournables. Impossible d'agir sur lui. Tout ce qu'on a à faire, c'est d'y trouver une place, et si j'en trouve une, j'ai intérêt à bien me tenir... Autrement dit, je ne suis plus chez moi dans la cité. Cet espace n'est pas le mien et le temps s'est arrêté: il n'y a plus d'avenir, plus d'horizon: pourquoi bouger? pour aller où?
Il n'en va pas autrement pour le roman, qui m'a toujours semblé une forme de pensée plutôt qu'un produit de l'imagination. En écrivant, on ausculte le monde, comme le philosophe de Nietzsche avec son marteau, pour détecter les évidences trompeuses et les idoles. Il y a dans cette démarche quelque chose de comparable à celle du sale gosse qui démonte son jouet pour voir ce qu'il a dans le ventre.  Comprendre ! Comment ça marche? Pourquoi ça marche mal? Comment ça marcherait mieux?... Et, forcément, on le refait, le monde qui pourrait marcher mieux. Puis on le défait pour le refaire un peu loin. Tout est mouvant, trouble, incertain. C'est ça, la littérature. C'est ça, la vie. "Tout comme la lumière réclame de l'espace pour se déployer, l'esprit doit s'envoler pour supporter de vivre", dit Carl Watson. Nous vivons dans un monde sans ciel. Il n'y a pas que les albatros qui ont des problèmes de vol, le moindre moineau est contraint de ramper.