Comment expliquer que la littérature française se soit appauvrie à ce point (avec tout de même de brillantes exceptions: des Michel Rio, des Philippe Jacottet)? Après la disparition de Barthes, Foucault, Deleuze, Bourdieu etc., n'est-ce pas à mettre en parallèle avec le déclin des "intellectuels" ?
Notre société n'est plus pensable parce que penser, c'est peser, comparer, évaluer, projeter. C'est l'obstacle qui déclenche la pensée, le besoin de le contourner. Penser, c'est s'emparer du monde pour le soumettre à la question, avec l'espoir qu'il puisse être transformé. Or, aujourd'hui, il nous est présenté et finit par nous apparaître comme une fatalité, comme le résultat de déterminismes incontournables. Impossible d'agir sur lui. Tout ce qu'on a à faire, c'est d'y trouver une place, et si j'en trouve une, j'ai intérêt à bien me tenir... Autrement dit, je ne suis plus chez moi dans la cité. Cet espace n'est pas le mien et le temps s'est arrêté: il n'y a plus d'avenir, plus d'horizon: pourquoi bouger? pour aller où?
Il n'en va pas autrement pour le roman, qui m'a toujours semblé une forme de pensée plutôt qu'un produit de l'imagination. En écrivant, on ausculte le monde, comme le philosophe de Nietzsche avec son marteau, pour détecter les évidences trompeuses et les idoles. Il y a dans cette démarche quelque chose de comparable à celle du sale gosse qui démonte son jouet pour voir ce qu'il a dans le ventre. Comprendre ! Comment ça marche? Pourquoi ça marche mal? Comment ça marcherait mieux?... Et, forcément, on le refait, le monde qui pourrait marcher mieux. Puis on le défait pour le refaire un peu loin. Tout est mouvant, trouble, incertain. C'est ça, la littérature. C'est ça, la vie. "Tout comme la lumière réclame de l'espace pour se déployer, l'esprit doit s'envoler pour supporter de vivre", dit Carl Watson. Nous vivons dans un monde sans ciel. Il n'y a pas que les albatros qui ont des problèmes de vol, le moindre moineau est contraint de ramper.