C'est la fin des éditeurs. Devenus de simples marchands, ils n'ont plus notre confiance et la technologie nous en dispense. Ce tableau de Tiepolo fils invite à leur tourner le dos. Grouillot de son célèbre père pendant des années pour brosser des tableaux académiques sans âme, Giandomenico Tiepolo a pris sa mesure après la mort du père, osant des fresques "impubliables" à son époque. A l'imposteur succèda un vrai artiste.

jeudi 28 novembre 2013

Un chevalier à plume...

Dans un film programmé par Arte en 2011, Maurice Nadeau parle des auteurs qu'il a publiés, venus vers lui après avoir été refusés partout ("j'étais un peu la poubelle" dit-il sans acrimonie) : "D'abord le type qui vient te trouver, il n'est rien... Tu le publies : il est un écrivain, il te regarde autrement... C'est comme si tu lui avais donné... euh... comme le chevalier qui est oint, il est un écrivain... Il te regarde autrement, il regarde ailleurs aussi..."

La publication n'est pas seulement vécue comme un avantage par l'auteur – l'avantage d'être lu, de ne pas avoir écrit pour rien, et, plus largement, de communiquer avec ses prochains –, mais comme un privilège. Il se sent adoubé par une autorité supérieure, élevé à un statut qui le sort de l'espèce commune. A la publication de mon premier bouquin, je me rappelle avoir eu cette pensée niaise en regardant mes mains : "Ces mains-là écrivent !" Comme si elles avaient gagné un pouvoir magique – par la grâce d'un polar écrit en un mois, certes bien troussé et lauréat d'un petit prix respectable, mais sans aucune chance de passer à la postérité !

La postérité ! Le mot est lâché ! Le livre survivra à son auteur. L'auteur sera mort qu'il ban... parlera encore. Un jour, un ami a prétendu devant moi, avec le plus grand sérieux, qu'il écrivait pour la postérité. Je suis resté sans voix. Un "vrai écrivain" – vrai ou faux ? querelle toute scholastique – est au-dessus de la mêlée dans l'espace de sa vie, et au-dessus du temps. Ce sont là des micro-sentiments, des "tropismes" comme dirait Nathalie Sarraute, souterrains, à peine formulables, à peine avouables, mais vivaces dans la tête de l'auteur comme dans celle du lecteur. En provenance directe de l'idéologie qui s'est construite au XVIIIème, et surtout au XIXème, quand les "intellectuels" ont pris la place de Dieu, à la faveur de la révolution bourgeoise, pour dessiner le sens de la vie.

vendredi 22 novembre 2013

Être édité aujourd'hui

Avec un chiffre d’affaires de 700 millions d’euros en 2011, la littérature représente 26% du marché du livre, ce qui en fait le premier secteur de l’édition. Tout au moins en poids. Pour la qualité, on repassera ! L’éditeur moyen court après les profits, pas après les auteurs. Les grands gros publient un manuscrit sur 3000 reçus par la poste. Et quand le « miracle » se produit, il est monté en épingle (on peut même le goncourtifier, comme ce lourdingue « Art français de la guerre » en 2011) pour accréditer l’idée que rien n’a changé, que l’éditeur est resté un « banquier du talent », comme au XIXe siècle. En réalité, le « service des manuscrits » n’est plus qu’un faux-semblant, entretenu a minima, employant pour le premier tri des étudiants payés une misère.

Lettre de refus Dilettante
Je ne résiste pas à la tentation de publier la lettre de refus que j'ai reçue des éditions du "Dilettante". Elle en dit long sur le niveau intellectuel (et moral, car c'est vraiment se foutre des auteurs) d'un éditeur reconnu. La fiche de lecture semble rédigée par une gamine de 3ème mauvaise en français, sans style, avec fautes d'accord et impropriétés, et n'ayant rien compris au film ! C'en est comique. Mais surtout honteux. Et attristant. A courir aveuglément après le profit, on perd son âme. Le succès grand public de la gentillette Anna Gavalda a enrichi et détruit le Dilettante.

On a donc autant de chances de dénicher un éditeur par voie postale que de gagner le pactole au loto. Même chez les petits, où s'édite aujourd'hui (chez les meilleurs) la bonne littérature. Car les petits n'ont que de petits moyens, ils publient une dizaine de textes par an et comme ils se font le légitime devoir de suivre leurs auteurs, ils sont vite saturés pour plusieurs années. Ici aussi, ça se joue sur l'entregent, l'éditeur n'attend pas le facteur – d'autant qu'il n'a pas, lui, les moyens d'entretenir un service des manuscrits.

[Cette video est extraite du film de Ruth Zylberman,"Maurice Nadeau, le chemin de la vie" (54 mn), programmé par Arte en 2011. On peut le voir intégralement ici.]

Le dernier des grands découvreurs, Maurice Nadeau, vient de mourir à l’âge de 102 ans. Longue et belle carrière. On lui doit Claude Simon, Thomas Bernhard, Malcolm Lowry, Georges Perec, Varlam Chalamov, Maurice Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Henry Miller, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, J. M.Coetzee etc. Nombre d'entre eux étaient refusés partout.

mardi 5 novembre 2013

Les "banquiers du talent"

J’ai écrit quelques livres, j’en ai mis en page comme graphiste, imprimé comme imprimeur, édité comme éditeur, et j’en ai vendu comme libraire. Depuis le début des années 80, en vingt-cinq ans, j’ai fait toute la chaîne professionnelle du livre, à l’exception du maillon diffusion. C’est pendant cette période que l’édition française s’est gravement dégradée. Fabrice Piault, rédacteur-en-chef adjoint de Livres Hebdo, a résumé les dommages en une formule : « L’édition échappe à l’édition », dans un ouvrage au titre évocateur : "Le Livre : la fin d’un règne".

L’éditeur de « l’ancien régime » était censé livrer au public une « œuvre de l’esprit », indépendante de la logique du commerce, c’est à dire « autonome », au sens où l’entend Pierre Bourdieu, qui considérait « l’autonomie des champs culturels » comme « l’une des plus hautes réalisations de l’espèce humaine ». Si l’éditeur consentait à publier des livres commerciaux sans intérêt, c’était théoriquement dans le but de financer les vrais livres, les livres indispensables, d’utilité publique, propres à accroître notre patrimoine culturel.

C’est dans la première moitié du XIXe siècle qu’apparaît l’éditeur ainsi défini. On le qualifiait de « banquier du talent » ! Pascal Durand et Anthony Glinoer, dans "Naissance de l’éditeur, l’édition à l’âge romantique", voient son acte officiel de naissance dans une déclaration, en 1839, de Léon Curmer, lui-même éditeur : « [L’Editeur], intermédiaire intelligent entre le public et tous les travailleurs qui concourent à la confection d’un livre, ne doit être étranger à aucun des détails du travail de chacune de ces personnes ; maître d’un goût sûr, attentif aux préférences du public, il doit sacrifier son propre sentiment à celui du plus grand nombre, pour arriver insensiblement et par des concessions graduées à faire accepter ce que les vrais artistes d’un goût plus éprouvé approuvent et désirent. Cette profession est plus qu’un métier, elle est devenue un art difficile à exercer, mais qui compense largement ses ennuis par des jouissances intellectuelles de chaque instant. » On croit rêver ! Qu'est-ce que tu en penses, Antoine, toi qui a déroulé un tapis rouge rue Sébastien-Bottin pour accueillir Madonna?

vendredi 1 novembre 2013

Vive la longue queue !



"The long tail" : cette expression nous vient d'Outre-Atlantique et caractérise le commerce numérique des "biens culturels". La longue queue, telle est sa traduction exacte. Ceux qui l'ont importée ont jugé cette traduction "ambiguë" (osent-ils parler de la queue des comètes et des pianos à queue?) et lui ont préféré la longue traîne, qui évoque, au choix, le filet des chalutiers ou la robe de la mariée. 

L'idée est, pour une part, une version moderne du bouche-à-oreille : le Net donne à un livre inconnu du grand public le temps et les moyens de se propager sans marketing et sans publicité, les deux mamelles du "marché de masse". Le filet qu'il traîne s'alourdit peu à peu, au fil des commentaires de lecteurs sur les librairies en ligne ou dans les multiples blogs littéraires, à l'aide des recommandations du genre : "Ceux qui ont acheté ce livre, on aussi acheté...", ou plus simplement par contamination, d'ami en ami, via la messagerie électronique. De plus, ce n'est pas pour rien qu'on appelle le web "la toile". Il est tissé de réseaux, or un réseau accélère la propagation, et ça communique de réseau en réseau. Une simple recherche sur Google révèle, si ce n'est un réseau au sens exact, tout ce qu'il faut pour faire un réseau.

Mais la circulation de l'information propre à Internet ne suffit pas à expliquer la longue queue. La délocalisation du marché joue pour beaucoup. Un local de librairie ne peut contenir qu'un nombre limité de livres et son rayon de chalandise est de quelques kilomètres. En théorie, une librairie en ligne peut proposer au monde entier le catalogue complet de tous les éditeurs connus... et inconnus. Conséquence directe: un livre n'a pas besoin d'être au hit parade pour avoir une place dans  "l'espace" commercial et le marché est tellement vaste qu'il a toutes les chances de trouver des lecteurs.

On objectera qu'une grosse machine comme Amazon n'a aucun intérêt à s'embarrasser de bouquins qui se vendront à dix exemplaires sur les dix ans à venir. Erreur ! D'abord, ce n'est guère un embarras, le "stock" d'une librairie en ligne n'étant que virtuel. Mais surtout, les statistiques d'Amazon révèlent que la majorité des ouvrages vendus ne sont pas présents dans les librairies. Comme le dit sans fioritures un capital-risqueur américain: "C'est dans les plus faibles ventes qu'il y a le plus d'argent à faire." Patience et longueur de traîne, voilà la solution. Ce qui est petit est gentil et peut rapporter gros. En matière de pub, Google fait son beurre avec une myriade de petits annonceurs.

Bien entendu, ce n'est pas le profit qui m'excite, mais la diversité culturelle qui se profile à l'horizon. La nouvelle édition pourra échapper à la tyrannie du plus petit dénominateur commun, indispensable pour séduire une masse, c'est à dire un gros tas de lecteurs. Il y aura toujours des Congourt, des Little montés sur talonnettes, des Marc Levide, des Cacavalda, mais ils ne pomperont plus l'air aux livres authentiques, qui auront tout le temps de trouver leurs lecteurs.
Vive la longue queue !