C'est la fin des éditeurs. Devenus de simples marchands, ils n'ont plus notre confiance et la technologie nous en dispense. Ce tableau de Tiepolo fils invite à leur tourner le dos. Grouillot de son célèbre père pendant des années pour brosser des tableaux académiques sans âme, Giandomenico Tiepolo a pris sa mesure après la mort du père, osant des fresques "impubliables" à son époque. A l'imposteur succèda un vrai artiste.

jeudi 16 janvier 2014

La sagesse de Flaubert

Voici ce que Flaubert disait à son copain Maxime Du Camp, en 1852, c'est à dire en pleine écriture de Madame Bovary: "Etre connu n'est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D'ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s'en tenir? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l'on meurt presque toujours dans l'incertitude de son propre nom, à moins d'être un sot. Donc l'illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l'obscurité. Je vise à mieux, à me plaire.

Le succès me paraît être un résultat, non un but. Or, j'y marche, vers ce but, et depuis longtemps, il me semble, sans broncher d'une semelle, ni m'arrêter au cours de la route pour faire la cour aux dames ou dormir sur l'herbette. [...] Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mûre. J'ai en tête une manière d'écrire et gentillesse de langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai avoir cueilli l'abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu'on batte des mains s'il est bon? D'ici là, je ne veux pas flouer le public. Voilà tout. [...]

Il se peut faire qu'il y ait des occasions propices en matières commerciales, des veines d'achat pour telle ou telle denrée, un goût passager des chalands qui fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes. Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces choses se dépêchent donc d'établir leurs usines, je le comprends. Mais si votre œuvre d'art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans ? ou après vous, qu'importe!"

Et il écrit à George Sand, vingt ans plus tard : "La recherche d'un honneur quelconque me semble un acte de modestie incompréhensible!" !!!

Relire Bourdieu

"La mesure du taux d'audience est devenue le jugement dernier du journaliste: jusque dans les lieux les plus autonomes du journalisme, à part peut-être Le Canard enchaîné, Le Monde diplomatique, et quelques petites revues d'avant-garde animées par des gens généreux et "irresponsables", l'audimat est actuellement dans tous les cerveaux. Il y a aujourd'hui une "mentalité audimat" dans les salles de rédaction, dans les maisons d'édition, etc. Partout, on pense en termes de succès commercial.

Il y a simplement une trentaine d'années, et ça depuis le milieu du XIXème siècle, depuis Baudelaire, Flaubert etc., dans le milieu des écrivains d'avant-garde, des écrivains pour écrivains, reconnus par les écrivains, ou, de même, parmi les artistes reconnus par les artistes, le succès commercial immédiat était suspect: on y voyait un signe de compromission avec le siècle, l'argent... Alors qu'aujourd'hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimation. On le voit bien avec cette autre institution récente qu'est la liste des best-sellers. [...]

A travers l'audimat, c'est la logique du commercial qui s'impose aux productions culturelles. Or, il est important de savoir que, historiquement, toutes les productions culturelles que je considère – et je ne suis pas le seul, j'espère –, qu'un certain nombre de gens considèrent comme les productions les plus hautes de l'humanité, les mathématiques, la poésie, la littérature, la philosophie, toutes ces choses ont été produites contre l'équivalent de l'audimat, contre la logique du commerce. Voir se réintroduire cette mentalité audimat jusque chez les éditeurs d'avant-garde, jusque dans les institutions savantes, qui se mettent à faire du marketing, c'est très inquiétant parce que cela risque de mettre en question les conditions mêmes de la production d'œuvres qui peuvent paraître ésotériques, parce qu'elles ne vont pas au devant des attentes de leur public, mais qui, à terme, sont capables de créer leur public."

Extrait de "Sur la télévision", p.28.

La presse ne fait plus le poids

La presse est de moins en moins vendeuse. D'après une enquête de la société Bain and Company, révélée au dernier forum d’Avignon, “mini-Davos de la culture”, les réseaux sociaux sont les premiers prescripteurs de musique. Sur 6000 personnes, 38% leur font confiance, contre 33% à la critique professionnelle, le pourcentage restant suivant les suggestions personnalisées des plates-formes numériques. Ce sera bientôt vrai pour la prescription littéraire.

Le fait s'explique par la désaffection pour les journaux (les jeunes n'en lisent pratiquement plus) mais aussi par la déchéance du monde journalistique. Cf le livre de Serge Halimi, "Les nouveaux chiens de garde" — devenu un best seller sans passer, en refusant de passer à la télé! — dont voici la conclusion:
« Parlant des journalistes de son pays, un syndicaliste américain a observé: "Il y a vingt ans, ils déjeunaient avec nous dans des cafés. Aujourd'hui, ils dînent avec des industriels." En ne rencontrant que des "décideurs", en se dévoyant dans une société de cour et d'argent, en se transformant en machine à propagande de la pensée de marché, le journalisme s'est enfermé dans une classe et dans une caste. Il a perdu des lecteurs et son crédit. Il a précipité l'appauvrissement du débat public. Cette situation est le propre d'un système: les codes de déontologie n'y changeront pas grand-chose. Mais, face à ce que Paul Nizan appelait "les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise", la lucidité est une forme de résistance»
Même si on les lit (pour ma part, je n'y consens que dans le TGV, sur du temps perdu), comment voulez-vous leur prêter intérêt, en sachant qu'ils sont à la botte des pouvoirs politiques et financiers? Eux-mêmes ne se prennent pas au sérieux: nombre de "critiques" se bornent à délayer le prière d'insérer envoyé par l'éditeur. A force de ramper, ils finissent par ne plus savoir se tenir debout.
Ces considérations désobligeantes visent, comme le dit Serge Halimi, un "système". Dieu merci, il y a des journalistes qui gardent, autant que faire se peut, la tête haute. Certains participent même à un observatoire des medias,  acrimed.org, dans le souci d'une "critique indépendante, radicale et intransigeante". Mais, forcément, ils n'ont qu'un tout petit pignon sur rue.

Être un écrivain con nu...

Le succès est quantifiable : à 100.000 exemplaires, il ne fait pas de doute, et une vente à 10.000 est de bon augure pour un auteur hier inconnu du grand public. Les revenus sont en conséquence : dans le premier cas, je frôle la taxation sur la grande fortune; dans le second, j'ai gagné chichement mon année. Mais la plupart des écrivains sont plus intéressés par la notoriété que par le fric.
Etre connu d'une infinité de gens que je ne connais pas est extrêmement troublant et, il faut bien le dire, agréable. On gagne en "surface", selon l'expression consacrée, qui, toute commerciale qu'elle soit, traduit assez bien cette impression d'augmenter sa vie en extension. On existe au-delà de soi-même, porté par une foule bienveillante. C'est peau de balle, ça ne tient pas à l'analyse, mais c'est rassurant. On se rassure comme on peut, tel ce personnage de Calvino qui a truffé sa maison de hauts-parleurs et embauché des gens pour prononcer son nom 24 heures sur 24.
Tout le monde rêve de célébrité à un moment de sa vie. L'enfant se projette en fils de roi dans le "roman familial" établi par Freud (et où Marthe Robert voit l'origine du roman littéraire). L'adolescent "se voit déjà" vedette de la chanson ou footballeur international. Hors du lot, au-dessus du lot. Les Star Académie et autres Loft Story jouent là-dessus. Ça concerne surtout les jeunes. On en "rabat" en vieillissant, à mesure que la vie se rétrécit.
L'écrivain, lui, ne cesse de courir après une forme de gloire. A chaque nouveau livre, il se dit que c'est peut-être le bon, celui qui va enfin "le faire décoller", "le faire connaître", comme si les précédents comptaient pour du beurre sous prétexte d'une vente insuffisante. Etrange, non ? 1000 bouquins vendus, c'est quelque 3000 lecteurs, ce n'est pas rien, ça fait un joli halo autour de ma petite vie. L'écrivain serait-il un éternel adolescent? Se bercerait-il indéfiniment de rêves de midinette? Non. S'il y a quelqu'un qui réfléchit sur l'existence et en affronte les questions sans fond, c'est bien l'écrivain (du moins le bon écrivain, car il y a des écrivassiers !) Je ne peux pas le soupçonner d'une telle faiblesse d'esprit.
L'explication me semble résider dans le statut de l'auteur, qui s'est formé au siècle romantique. L'auteur s'est perché au-dessus du lot, habité par l'inspiration, jouissant d'un état de grâce, qui est un don des dieux. En termes moins emphatiques: il a un talent qui le distingue. Le talent ne fait pas tout, il faut du travail, de la patience etc., mais il ne se décrète pas, on l'a ou on ne l'a pas, et il fonde la qualité d'écrivain. Sans talent, à force de besogne ou grâce à son entregent, on pourra peut-être publier, mais on ne sera jamais un vrai écrivain. De plus, l'auteur est uncréateur, il fait advenir des choses radicalement nouvelles, qui ne ressemblent qu'à lui-même, qu'il ne doit donc qu'à lui-même. A la sortie des Fleurs du mal, Flaubert écrit à Baudelaire pour le féliciter: "Vous ne ressemblez à personne, ce qui est la première de toutes les qualités." Flaubert est précisément le parangon de l'auteur romantique, "premier Adam d'une espèce nouvelle : celle de l'homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr", a dit de lui Borgès.
Telle est l'image qui colle à l'écrivain. C'est un être à part, entièrement consacré à son art, avec une responsabilité écrasante : il est chargé de la littérature de son temps ! Aussi est-il souvent présenté par les éditeurs et les journalistes avec une emphase ridicule :
– "l'un des plus grands écrivains français vivants";
– "un auteur qui a complètement renouvelé le genre";
– "l'une des figures les plus déroutantes du roman français";
– "à coup sûr ce roman deviendra un grand classique"
– "un écrivain au premier rang des lettres françaises"
– "le roman français devra désormais compter avec cet auteur".
Je ne résiste pas à l'envie de citer le charabia de Pietro Citati parlant de Gesualdo Bufalino :"Pour lui, seul existe le livre. Le Ciel et la Terre n'ont été créées, l'homme n'est sorti de la glaise que pour qu'un livre parle d'eux. Le livre est l'objet suprême qui réunit en lui toute la vie réelle, et la vie rêvée etc."
Et "y a pas à tortiller", comme disait mon père, pour être reconnu (et du coup se reconnaître soi-même), il faut jouer le jeu, et ça ne va pas sans une certaine "surface" ou "visibilité", donc un chiffre de ventes respectable, 10.000 au minimum, à condition de faire mieux la prochaine fois. Dans ce cas de figure, l'éditeur, qui est censé faire couple avec l'auteur, et qui est apparu à la même époque, début XIXème – l'éditeur vous donnera du "cher auteur".
Il suffit de tourner le dos à cette comédie. La décision est difficile à prendre, mais après, ça se fait tout seul et on s'en réjouit. C'est comme d'arrêter de fumer. Le précieux petit bouquin de Georges Picard, "Tout le monde devrait écrire", nous y aidera. Finie la navigation dans les hautes sphères, on retrouve la terre ferme, le plancher des vaches, l'odeur des vaches et le craquement du plancher. Pas besoin d'être spécialement intelligent ou de faire mine : on peut être con, c'est même une garantie, de mettre le raisonnement de côté, et on y va sans a priori et sans garde-fou, effrontément, tout nu. Con-nu. Il en sortira de temps en temps un truc qui palpite, qui scintille et qui fait un drôle d'effet. ce sera de la littérature. Quitte à passer pour un radoteur, je vous ressers la citation de Georges Picard : «Aujourd’hui, la littérature est entrée en résistance contre un ennemi qui n’a pas de visage, qui n’a que l’identité vague et grise de l’indifférence. Cela ne doit pas décourager la passion d’écriture, au contraire. C’est justement parce qu’il n’y a rien à attendre du médiatique et du social en général, qu’écrire ressemble de mieux en mieux à une vocation désintéressée. »

Dessine-moi un ciel

Comment expliquer que la littérature française se soit appauvrie à ce point (avec tout de même de brillantes exceptions: des Michel Rio, des Philippe Jacottet)? Après la disparition de Barthes, Foucault, Deleuze, Bourdieu etc., n'est-ce pas à mettre en parallèle avec le déclin des "intellectuels" ?
Notre société n'est plus pensable parce que penser, c'est peser, comparer, évaluer, projeter. C'est l'obstacle qui déclenche la pensée, le besoin de le contourner. Penser, c'est s'emparer du monde pour le soumettre à la question, avec l'espoir qu'il puisse être transformé. Or, aujourd'hui, il nous est présenté et finit par nous apparaître comme une fatalité, comme le résultat de déterminismes incontournables. Impossible d'agir sur lui. Tout ce qu'on a à faire, c'est d'y trouver une place, et si j'en trouve une, j'ai intérêt à bien me tenir... Autrement dit, je ne suis plus chez moi dans la cité. Cet espace n'est pas le mien et le temps s'est arrêté: il n'y a plus d'avenir, plus d'horizon: pourquoi bouger? pour aller où?
Il n'en va pas autrement pour le roman, qui m'a toujours semblé une forme de pensée plutôt qu'un produit de l'imagination. En écrivant, on ausculte le monde, comme le philosophe de Nietzsche avec son marteau, pour détecter les évidences trompeuses et les idoles. Il y a dans cette démarche quelque chose de comparable à celle du sale gosse qui démonte son jouet pour voir ce qu'il a dans le ventre.  Comprendre ! Comment ça marche? Pourquoi ça marche mal? Comment ça marcherait mieux?... Et, forcément, on le refait, le monde qui pourrait marcher mieux. Puis on le défait pour le refaire un peu loin. Tout est mouvant, trouble, incertain. C'est ça, la littérature. C'est ça, la vie. "Tout comme la lumière réclame de l'espace pour se déployer, l'esprit doit s'envoler pour supporter de vivre", dit Carl Watson. Nous vivons dans un monde sans ciel. Il n'y a pas que les albatros qui ont des problèmes de vol, le moindre moineau est contraint de ramper.

De l'écrivain professionnel

Professionnel de la littérature ? C'est ridicule, limite indécent, de réclamer ça. J'écris si je veux, quand je veux, ce que je veux, c'est de l'ordre du désir, pas du devoir, je n'ai de comptes à rendre à personne. Et j'écris quand je peux, et souvent, je m'arrache les cheveux : je n'y arrive pas, putain ! Dans ces conditions, comment pourrais-je exiger mon chèque à la fin du mois ?
Si ce que j'ai écrit rapporte à quelqu'un, je réclamerai ma part, je ne ferai pas l'ange dans un monde de bêtes à profit, y a pas écrit pigeon, et si ça rapporte gros, cool ! je n'aurai plus besoin de mettre mon réveil à sonner le matin. Cela dit, il n'est pas certain que ma plume s'en porte bien. Je serai tenté de rejouer la combinaison gagnante, avec un prétexte d'allure morale (pré-texte, c'est le cas de le dire) du genre: mon lectorat m'attend. J'écrirais alors sur commande – sur ma propre commande.
Or, l'écriture, ça ne se commande pas. A moins de s'appeler Rico Sifredi, tu ne bandes pas sur commande, ou tu bandes mou. Bon, tu arrives à te débrouiller, ça se tient à peu près, mais au fond, tu sais bien que c'est merdique, disons quelconque. Une petite baise, comme ça, quelconque, ça peut faire plaisir par où ça passe. Un texte quelconque est un texte nul. Qui n'a pas lieu d'être. Qui, publié, gâche la forêt.
Mais il y a un autre problème, et de taille ! L'écrivain qui passe son temps à écrire (en veillant, chaque fin de mois, aux droits d'auteur qui tombent sur le compte courant), de quoi sa vie est-elle faite? D'écriture. De frappe sur le clavier. De stylo qui fuit. De papier qui passe mal dans l'imprimante. Que d'aventures ! Et il écrit sur quoi, cet aventurier ? Sur le stylo qui fuit ? Sur le papier qui fait chier ? Dans le meilleur des cas, sa femme le plaque (et on la comprend). Ça fait au moins quelque chose à raconter. Ah ! quel malheur, et c'est un malheur directement accessible au commun des lecteurs et des lectrices, car on a tous été plaqués une ou plusieurs fois. Voilà un bon roman bien français comme les détestait Deleuze. "La séparation" de Dan Frank, par exemple.
Ecrire, ça vient de la vie et ça retourne à la vie. C'est de l'esprit et de la chair touillés, sublimés, passés dans l'alambic. Un alcool. Et on n'en connaît pas la recettte. Il n'y a pas de recette. Quiconque se confronte à ce genre de distillation doit tout inventer.  Ce n'est pas à la portée du premier blanc-bec qui n'a que microsoft word pour horizon. Il faut se coltiner le monde, pour écrire. L'écriture, ça vient après. Dans le meilleur des cas.
C'était quoi, déjà, le sujet ? Professionaliser l'écriture ? Tu rigoles ou quoi?

Sauvons nos livres du pilon !

Les auteurs ne sont pas les seuls à s'émouvoir du pilon. La destruction de livres renvoie à des pages d'histoire peu glorieuses, et n'importe qui de sensé se dit que les invendus pourraient au moins servir à ceux qui n'ont pas les moyens de s'en acheter.
C'est sans compter sur... les comptes. Donner des livres coûte en transport et l'éditeur craint de ne les retrouver sur un marché parallèle. Le stockage aussi entre dans les comptes: de 8 à 10 € par mois au m2. Résultat, la pratique s'est banalisée : en France, chaque année, on détruit 100 millions de livres. Oui, 100 millions ! Un livre sur cinq. Et ce n'est pas, comme le dit L'Express, parce que "le tirage est un art difficile", mais à cause d'une surproduction irresponsable. Quand on fabrique des livres jetables, il ne faut pas s'étonner d'avoir à les jeter!
Au moins la loi oblige-t-elle l'éditeur à proposer à l'auteur le rachat du stock, au prix de la facturation du pilonneur ou du soldeur, donc à bas prix, beaucoup moins cher que le coût de fabrication. Voilà un détail qui a du sens à l'ère d'Internet. Hier, les auteurs pouvaient hésiter à racheter le stock, ne sachant qu'en faire. Aujourd'hui, Internet met la diffusion et la distribution à la portée de tous.
Votre éditeur solde ou pilonne : remerciez-le ! De toute manière, il ne s'occupait plus de votre bouquin, il ne tenait pas son engagement par contrat de "mettre en œuvre tous moyens pour favoriser l'exploitation des droits cédés" et ça pouvait durer longtemps, puisque vous lui aviez donné votre livre pour 70 ans ! Rachetez le stock, et du même coup récupérez les droits, pour une bouchée de pain, et faites ce qu'il aurait dû faire : vendez-le sur un site Internet. Encore faut-il des visiteurs! rétorquerez-vous, fort justement. Et si les auteurs se donnaient la main – refrain connu? S'ils s'associaient pour construire un site qui s'appellerait "Sauvés du pilon!"? Ça finirait par se savoir. Las! les auteurs sont fragiles, timides et isolés. Quand on y pense: ils ne vont jamais contrôler les bordereaux de diffusion. Auteurs et éditeurs, on est entre gens de bonne compagnie, qui vivent d'art et d'eau fraîche (avec un peu de whisky pour les éditeurs).

Libraires, debout !

 Créée dans les "Années Folles", dans le Montparnasse de Picasso et Max Jacob, la librairie Tschann est toujours là (elle a seulement traversé le boulevard, il y a une vingtaine d'années), bravant la FNAC, la première des FNAC (1974), qui se trouve rue de Rennes, à quelques centaines de mètres. Le site lekti-ecriture a publié un bel interview de Fernando Barros, l'un de ses responsables. Il évoque la librairie en ligne concurrente de la libraire en ville et du "libraire debout", qui vend debout...
Lekti-ecriture : Avez-vous senti une différence avec le développement du commerce électronique type Amazon, etc. ?
Librairie Tschann
"Bien évidemment, et de plus en plus. Même si nous ne sommes encore probablement qu’au début, les habitudes d’achat sont altérées. Nous-mêmes,personnellement ou professionnellement, y faisons appel. Mais je pense qu’à terme, le commerce électronique peut amener aux libraires, s’ils sont suffisamment responsables de ce qu’ils font : ça peut amener un public supplémentaire, avec vigilance et réaction. Parce qu’il y a des auteurs sur qui, pendant longtemps,on n’avait rien : pas de livres disponibles. On allait chez le libraire d’ancien et on se retrouvait à fouiner à droite et à gauche, et quand on n’avait pas le temps, on baissait les bras. Aujourd’hui, on va sur Internet et on trouve des livres sur des écrivains dont on n’imaginait pas que quelqu’un avait écrit dessus, tellement ils sont mineurs.

D’ailleurs, la profession de libraire d’ancien elle-même subit de profondes altérations avec ces recherches sédentaires, mais ces libraires commencent à s’organiser : voyez le site Livre-rare-book , fait par des libraires pour des libraires. Le paysage est animé, on regarde sur Internet et l’on découvre plein d’informations sur l’auteur, à travers des liens avec des libraires d’anciens en province ou à l’étranger. Que fait le lecteur qui tombe là-dessus ? Il va chez un libraire ou bien, s’il trouve la référence Tschann, va chez Tschann. Du coup, ça l’amène physiquement en librairie. Cela fait beaucoup pour rapprocher les gens autour du livre.

Souvenez-vous, on pensait, il y a quelques années, que le e-book allait tuer le livre sur support papier : ce fut le contraire. Peut-être que dans Internet, il y a un côté ludique et que cela permettra de sauver l’humanité, parce que les hommes restent des hommes : ils restent curieux, et tant qu’il y aura de la curiosité, ils iront vers les livres, vers les libraires, vers l’humain.Un supermarché a ouvert en Allemagne où il n’y a plus de vendeurs aux caisses : tout se fait électroniquement on entre, on dit bonjour aux murs, on repart, on dit au revoir aux murs ! C’est complètement absurde. La librairie n’est pas qu’un commerce."
Voilà un propos rassurant, et qui confirme que les libraires doivent s'approprier Internet, pas seulement pour survivre mais pour profiter des richesses nouvelles qu'il nous apporte.

Un livre, c'est beaucoup plus qu'un livre

Pour la musique, on est passés sans sourciller du 78 tours au CD et au DVD, ou au téléchargement sur disque dur. Peu importe le contenant, pourvu qu'on ait l'ivresse de la musique. La musique reste elle-même dans des contenants différents.
Il en va autrement pour le livre. Un  livre n'est pas un pur contenant. Il existe en tant qu'objet ne ressemblant qu'à lui-même. On le porte sur soi, dans sa poche, contre son cœur. On le sent, avec son nez (papier+encre). On le caresse – typographié, il a un léger relief. On a un rapport sentimental avec lui. Vivant. Humain. En cas de déménagement, les livres accumulés au long des années, qui ont tous leur petite histoire (parfois, ici et là, une grande histoire) pèsent très lourd, trop lourd pour les déménageurs, mais on ne s'en séparera pas pour un empire – alors que la plupart resteront fermés à jamais.
Un livre... C'est beaucoup plus qu'un livre...
Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque Publique d'Information, conservateur général des bibliothèques et président de l'Institut d'Histoire du livre, en parle magnifiquement dans son blog de Livres Hebdo et en tire des conclusions sur son avenir, à un moment où l'ebook semble le menacer:
"Du fait de sa forme stable, linéaire et close, facilement appréhendable dans sa totalité (unité de lieu et de temps), le livre est un lieu de mémoire et de représentation. Sa lecture déroule un théâtre intérieur par lequel le lecteur se représente à son rythme ce que l’auteur lui raconte tout en se représentant lui-même et en s’affirmant lui-même, au miroir de l’auteur, comme lecteur singulier. Certes, ainsi que toutes les autres formes d’expression orale ou écrite, le livre prolonge et élargit la conversation que les hommes se font depuis toujours, une conversation qui les dépasse et les enveloppe tel un tissage de mots sans limite et sans fin. Mais, paradoxalement, il y parvient dans l’illusion d’un huis clos hors temps où le lecteur viendrait écouter la voix d’un confident lui raconter le monde et, par la même occasion, le révéler à lui-même. Cette confiance, non seulement dans le texte, mais dans l’auteur qui vous parle, dans sa façon de vous faire signe (son intentionnalité) et dans l’image qu’il vous renvoie de vous-même, est essentielle."

lundi 13 janvier 2014

Alice au pays des Kindle !

Alice Quinn déprimait. Après quinze ans de publication dans l'édition classique, elle avait essuyé refus sur refus pour son nouveau roman. Ce n'est pas le prozac qui l'a tirée de sa déprime début 2013, mais... Amazon et le Kindle. En un an, elle a vendu plus de 14.000 exemplaires de son ebook "Un Palace en enfer". À présent, la vente s'est calmée, mais elle continue au rythme de 100 par mois.

On peut lire son interview dans un article de "Challenges". Le journaliste lui a donné un titre ridicule ("Comment les écrivains peuvent faire fortune grâce aux liseuses"), mais le témoignage d'Alice est précieux. En voici des extraits.

"Publier en numérique m'a donné le sentiment de maîtriser mon destin d'auteur. Complètement. Pour la première fois, j'ai pu décider moi-même de la couverture de mon livre, de la description (ce qui correspond à la quatrième de couverture), du choix du prix, des journées de promo, etc. J'ai choisi mon titre, et même mon nom d'auteur, puisque j'ai pris un pseudo. Ce sentiment de liberté est complètement grisant. Euphorique. Je me suis sentie débarrassée de toute relation de sujétion avec mes éditeurs. Du coup, j'ai monté une petite structure associative d'édition, et j'édite plusieurs livres, pas seulement les miens."

"Je l'ai mis sur la plate-forme Amazone le 9 janvier 2013 et le premier mois j'en ai vendu royalement cinq exemplaires. Et c'était pour la plupart à des amis. Mais dès le mois de février, il n'était plus question d'amis, puisqu’il était passé à 250 ventes. Ce qui sous-entend, en langage Kindle Amazon, qu'il était entré dans le sacro-saint top100. Mais surtout, non seulement il avait remonté les places sans s'arrêter, mais vers la fin de mois de février "Un palace en enfer" était à la première place! Il était donc en quelques semaines devenu un best-seller Kindle France!"

"Ce qui est formidable pour moi, c'est que bien que le prix peut sembler très bas, 2,99€ (avec de temps en temps des promos à 0,99) en réalité le pourcentage que me reverse Amazon qui est de 70 %, est 4 fois supérieur environ à ce que je touchais avec les maisons d'édition papier. Mais comme j'en vends beaucoup plus, on peut dire que dans ma vie d'auteur, c'est la première année où je peux vivre de ma plume."

"Mon premier conseil va aux auteurs déjà édités en papier: ne cédez jamais vos droits numériques à votre éditeur, ou alors pour un temps limité. [...] Mon deuxième conseil va aux auto-édités: foncez! Nous sommes à un tournant majeur de l'histoire de l'édition. En France, les règles sont figées depuis longtemps, et pour la première fois, elles bougent, elles vacillent, il faut saisir cette opportunité. Les enjeux sont assez importants pour que les personnes qui avaient jusqu'à présent les rênes, s'organisent pour les garder. Elles vont réussir à le faire, car elles ont des atouts que nous n'avons pas: argent, puissance, logistique. Mais en ce moment, je ne sais pas combien de temps ça va durer, c'est notre temps: le temps des auteurs. Saisissons-le, et utilisons-le le temps que ça durera."

vendredi 10 janvier 2014

Le livre, denrée périssable

J'ai reçu une lettre recommandée des Editions Syros m'informant qu'en raison du faible niveau des ventes, deux de mes bouquins allaient être retirés du catalogue. Ça fait un choc, tout de même. Un pincement au cœur. La fin d'une belle histoire. Une mort de plus. Heureusement, la directrice de Syros est une femme intelligente et délicate (comme quoi ça peut exister dans le monde de l'édition!). Elle s'est fendue d'un billet écrit à la main pour exprimer ses regrets, et je les sais sincères.

"La fiction traverse une période critique", dit-elle. Pour moi, c'est plutôt l'édition de la fiction qui se porte mal. Qu'on en juge par les termes de cette lettre recommandée : le stock des livres condamnés est de 360 exemplaires pour l'un, 577 pour l'autre. Une broutille. Qui ne mange guère de pain. Je n'ai plus en tête les chiffres de tirage, mais ils sont de l'ordre de 3-4000, ce qui veut dire que ces livres se sont bien vendus et que l'éditeur s'y est retrouvé dans ses comptes. Il chipote pour trois sous de frais de stockage, au lieu de laisser les livres finir tranquillement leur vie.

De telles pratiques confirment, s'il en était besoin, que la rentabilité à trois sous près, est l'unique objet du désir de l'éditeur "moderne". Je ne vise pas la directrice de Syros, qui est sous la coupe de  Nathan qui est sous la coupe d'Editis, groupe espagnol numéro 2 de l'édition française! Depuis une dizaine d'années, les librairies n'ont plus de stock. Eh bien ! c'est au tour des éditeurs. Le livre est devenu une denrée périssable, vendue au rayon "frais", et le délai de péremption est de plus en plus court.